mercredi 25 novembre 2015

Le plus grand mystère de Neandertal

J'ai assisté hier au dernier cours (pour cette année) de Jean-Jacques Hublin au Collège de France. Il était intitulé "Cognition et technologie chez Neandertal", et suivi d'un séminaire donné par Wil Roebroeks, de l'université de Leyde (oui, Leyde fait partie des villes dont on traduit le nom en français : on ne dit pas plus Leiden que London ou Lisboa!), aux Pays-Bas. Je renvoie tous ceux qui veulent connaître le détail aux enregistrements video de ce cours et de cette conférence qui seront bientôt disponibles en ligne. Je voudrais juste partager un étonnement profond sur ce qui me semble, finalement, le plus grand mystère concernant les relations entre Neandertal et l'homme dit moderne : comment peuvent-ils être à la fois si différents biologiquement et si semblables dans leurs comportements?

Jean-Jacques Hublin a bien insisté à plusieurs reprise tout au long de cette série de cours sur les différences biologiques entre Neandertal et l'homme moderne. Environ 700 000 ans d'évolution séparée (même s'il y a eu des croisements à plusieurs époques), ce n'est pas rien. et l'on retrouve chez l'homme actuel des mutations qui nous distinguent nettement de Neandertal. En particulier, a répété Jean-Jacques Hublin, l'acquisition d'un gros cerveau s'est faite indépendamment dans les deux lignées, après leur séparation. Et bien que Neandertal ait eu un cerveau au moins aussi gros que le nôtre (en masse relative au poids corporel), celui-ci avait une structure différente dans le détail de ses lobes. Tout ceci indique donc, si j'ai bien compris ce cours, de profondes différences dans la cognition de ces deux types d'hommes.

En revanche, du point de vue des comportements, du moins de ce que l'on parvient à en reconstituer, on ne parvient à établir rigoureusement aucune différence entre Neandertal et ses contemporains de la lignée moderne. C'est ce qu'a notamment affirmé Wil Roebroeks. Ils taillent les mêmes outils, avec les mêmes techniques. Ils utilisent les mêmes matières colorantes. Il enterrent leurs morts. Ils utilisent des coquillages, qu'ils modifient, pour en faire sans doute des parures corporelles. Ils transforment des matériaux en les chauffant, pour fabriquer de la colle à emmancher les outils par exemple. Il aurait pu ajouter qu'ils ont des stratégies de chasse totalement semblables, et bien d'autres choses encore. Les différences de comportement ne sont observées, pour les hommes modernes, qu'après la disparition de Nedandertal, à peu près.

Alors mon étonnement est de deux ordres. D'abord, comment se fait-il que l'on observe une évolution convergente de la taille des cerveaux dans deux lignées proches mais devenues totalement indépendantes? Et dont on sait qu'elles ont à certaines époques occupé des territoires sinon identiques, du moins très proches.

Ensuite, comment des lignées cognitivement différentes ont-elles pu laisser des traces comportementales et culturelles si semblables que l'on ne sait pas les distinguer? S'agirait-il, là aussi, d'un évolution convergente? Ou nos capacités d'analyses ne sont-elles pas assez développées pour saisir des différences importantes qui existeraient malgré tout? Si des spécialistes ont des commentaires, ils seront bienvenus.

mardi 20 octobre 2015

Diversité chez les hominidés


Notre espèce, Homo sapiens, est aujourd'hui la seule espèce d'hominidé sur Terre. Cette situation est récente à l'échelle temporelle de l'évolution : elle ne dure que depuis quelques dizaines de milliers d'années. Mais elle n'est pas exceptionnelle : il y a 1,3 million d'années, Homo erectus s'est aussi retrouvée la seule espèce d'hominidés vivante, jusqu'il y a environ 800 000 ans. C'est ce qu'a souligné Jean-Jacques Hublin dans la première leçon de son cours annuel au Collège de France, le 6 octobre dernier.

Néandertals et Dénisoviens : c'est le titre du cours que Jean-Jacques Hublin donne cette année au Collège de France. La séance du 6 octobre était intitulée La diversification du Pléistocène moyen. Je n'en ferai le récit exhaustif. J'encourage tous les amateurs de paléoanthropologie à la visionner ici.

Jean-Jacques Hublin commence par présenter un graphique rassemblant la plupart des espèces d'hominidés créées par ses confrères. Très à jour, ce graphique contient le spécimen d'Homo daté de 2,8 millions d'années présenté au début de l'année 2015, Australopithecus deyreimeda, publié en juin, ainsi que le récent Homo naledi. De façon surprenante d'ailleurs, sur ce graphique, Homo naledi, pour lequel aucune date n'a encore été déterminée, est situé aux environs de 2 millions d'années.

C'est un premier biais dans l'argumentation : le site de Rising Star, qui a livré les seuls restes d'Homo naledi pourrait tout aussi bien dater d'un million d'années. Et de façon plus générale, le fait de porter sur le même graphique des espèces définies sur un seul site, pour une seule date, tel, Homo antecessor, dont les seuls spécimens reconnus proviennent du site de la Gran Dolina d'Atapuerca, en Espagne, et d'autres reconnues sur un grand nombre de sites et sur plusieurs continents, tel Homo erectus, fausse le raisonnement. Peut-être n'a-t-on simplement pas encore trouvé d'autres spécimens plus anciens ou plus récents d'Homo antecessor par exemple.

Peut-être aussi, finalement, Homo antecessor n'est-il qu'un Homo erectus? L'exemple du site de Dmanisi, où les paléontologues ont trouvé dans les mêmes couches sédimentaires des crânes d'hominidés à la morphologie assez diversifiée, est édifiant. Classés dans les années 1990 dans la nouvelle espèce Homo georgicus, ils ont depuis été réintégrés à Homo erectus.

De la même façon, on peut se demander si les différents groupes issus d'Homo erectus, selon la présentation qu'en fait Jean-Jacques Hublin, en particulier Homo sapiens, Homo neanderthalensis, Homo floresiensis ou encore les « hommes de Denisova » (qui n'ont, prudemment, pas reçu de nom classificatoire officiel), ne seraient pas différentes formes de la même espèce, à la variabilité biologique plus grande qu'aujourd'hui.

Cette question prend d'autant plus de ses à la lumière des résultats présentés par Svante Pääbo, de l'Institut Max Planck de Leipzig, en Allemagne, lors du séminaire qui a suivi le cours de Jean-Jacques Hublin (séminaire dont je recommande aussi le visionnage). Avec son équipe, celui-ci a en effet caractérisé génétiquement des différences significatives entre notre lignée, celle des neandertaliens, et celle des denisoviens, représentés seulement par une dent et un morceau de phalange provenant d'un seul site en Sibérie. Mais il a aussi montré qu'il y a eu des croisements entre ces trois lignées. Qui plus est, ces croisements ont eu lieu à différentes époques, et dans des régions différentes.

Très prudemment, Svante Pääbo s'abstient de parler d'espèces. Il me l'a confirmé lorsque je lui ai posé la question. Jean-Jacques Hublin, même s'il partage en partie cette prudence, en mettant en garde sur le statut des groupe taxinomiques qu'il présente, insiste, lui, sur les différences entre les groupes humains. Si des hommes modernes et des néandertaliennes, ou des femmes modernes et des neandertaliens, se sont accouplés, c'est parce que l'homme s'accouple avec tout ce qui passe à sa portée, m'a-t-il expliqué en substance à la fin du séminaire. Pas parce qu'il y aurait eu une proximité écologique ou culturelle.

Je connais nombre de préhistoriens, notamment des spécialistes de la culture matérielle, qui ne partagent pas ce point de vue. Il est dommage que les cours et séminaires du Collège de France ne soient pas l'occasion de plus de débats entre scientifiques devant le public. Celui-ci comprendrait d'autant mieux l'intérêt de la recherche qu'il identifierait les questions ouvertes.

vendredi 18 septembre 2015

Homo naledi (3/3)


Troisième et dernier post à propos d'Homo naledi, dont il est à prévoir que l'on n'entendra plus tellement parler (en tant qu'espèce bien entendu, car les fossiles, eux, alimenteront on l'espère de nombreuses analyses). Venons-en au site, Rising Star, et à la proposition de Lee Berger et de ses collègues qu'il s'agit d'un dépôt intentionnel par les membres de cette population. Ce sujet fait l'objet d'un second article. Il est aussi en libre accès, mais si vous n'êtes pas spécialistes, je vous en déconseille la lecture : c'est tout aussi technique que le premier, et même un peu plus confus.

Dans leur opération de communication, Lee Berger et ses collègues ont donc affirmé que l'hypothèse la plus vraisemblable est que ces hominidés auraient été inhumés par leurs congénères dans la « Dinaledi chamber », espace situé à l'extrémité d'un réseau karstique particulièrement inaccessible. A preuve : il n'y ont ramassé que des ossements d'hominidés, tandis que la salle précédente contient abondance d'autres restes animaux. Et il n'y aurait pas d'autre accès que ces étroits couloirs, dans lesquels il faut parfois adopter la « position de vol de Superman » pour passer (un bras en avant, l'autre le long du corps). On peut se demander comment des individus ont pu amener là des dizaines de corps, vu l'étroitesse des passages : les morts aussi jouent à Superman? Et comment y passer des torches pour s'éclairer?

Les spécialistes que j'ai interrogés sont encore plus critiques sur cet article que sur celui concernant l'anatomie. Selon eux, il laisse subsister nombre d'incertitudes quant aux processus de dépôt. Par exemple, les photographies présentées ne convainquent pas Bruno Maureille, du laboratoire PACEA du CNRS et de l'université de Bordeaux, que des os ont été retrouvés en connexion anatomique. « En outre, l'assemblage est décrit avec des os à l'horizontale, d'autres à la verticale : cela révèle que les dépôt ont été fortement bouleversés depuis que les corps sont arrivés là », précise-t-il.

L'histoire géologique du site est manifestement encore trop mal connue. A quel moment, par exemple, le bloc qui sépare la « Dinaledi chamber », qui contient les fossiles d'hominidés, de la « Dragon chamber », qui contient, elle, des fossiles d'autres animaux, est-il tombé du plafond? Comment ces derniers fossiles sont-ils arrivés là? Et comment expliquer que l'on ait retrouvé des restes d'oiseaux dans la Dinaledi chamber? On voit mal un volatile s'aventurer dans le noir sur plusieurs centaines de mètres dans de si étroits passages.

Au passage, cette histoire d'inhumation me laisse songeur quant à la rigueur de Lee Berger. Il n'a en effet pas hésité à affirmer, lors de la conférence de presse de présentation des résultats, que l'on pensait jusqu'à présent que l'inhumation des morts était le fait exclusif de notre espèce Homo sapiens. Histoire de bien insister sur l'extraordinaire de la découverte. Ignorerait-il que Neandertal enterrait lui aussi ses morts? A moins qu'il ne considère que Neandertal est un simple Homo sapiens? Pourquoi pas, il ne serait pas le seul. Mais dans ce cas, je comprends d'autant moins qu'il néglige autant les questions de variabilité anatomique dans l'étude des fossiles (si Neandertal est un Homo sapiens, il n'y a vraiment aucune raison de ne pas considérer les fossiles de Rising Star comme de l'Homo erectus/ergaster)

Concernant la conduite des fouilles elle-même, la presse a abondamment relayé le fait que Lee Berger a recruté, via une annonce sur Facebook, des fouilleuses assez minces pour se faufiler dans les étroits passages. On peut comprendre que, ne connaissant pas la richesse du site, il ait préféré investir dans l'humain que dans la technique (et les « astronautes souterrains » font une belle histoire pour National Geographic). Mais pourquoi, une fois l'importance du site reconnue, les accès n'ont-ils pas été élargis à l'explosif? Je me suis laissé dire que c'est une pratique courante en spéléologie.

Plus troublant encore, des rumeurs (je peux faire états de rumeurs, je suis sur un blog!) évoquent une autre entrée du réseau : le « passage de Superman » ne serait pas obligatoire pour s'approcher de la salle contenant les ossements. Les géologues de l'équipe ou d'autres, plus expérimentés, ne perdraient sans doute pas leur temps à retourner dans ce réseau karstique à la recherche d'autres accès. Sur ce point aussi, la volonté de publier rapidement n'a sans doute pas aidé à la rigueur et à l'exhaustivité de l'analyse.

jeudi 17 septembre 2015

Homo naledi (2/3)


Venons en donc aux faits publiés par Lee Berger et ses collègues à propos d'Homo naledi, et à leurs interprétations. L'article de description anatomique des restes retrouvés est en libre accès, mais franchement, je ne conseille pas de le lire : il est très technique.

La découverte est extraordinaire. Il faut le redire car ce sentiment est unanimement partagé par tous les paléoanthropologues avec lesquels j'en ai parlé. Les auteurs rapportent en effet un total de 1413 restes osseux et 137 dents (sachant que 53 dents sont encore solidaires d'os maxillaires ou mandibulaires). Il faut attendre ensuite des périodes très récentes, il y a moins de 10 000 ans, pour retrouver en un même lieu une telle quantité de restes si bien conservés. Ces restes représentent en outre presque toutes les parties du corps : crânes, dents et mandibules, comme souvent, mais aussi squelette « post crânien », c'est-à-dire du tronc et des membres, beaucoup plus rares.

Pour autant, aucun des experts que j'ai interrogés n'adhère à l'idée qu'il s'agisse d'une nouvelle espèce. Pour José Braga, de l'université Paul Sabatier à Toulouse, c'est sans discussion un Homo erectus (ou, pour ceux qui préfèrent réserver cette appellation aux formes asiatiques, un Homo ergaster). C'est-à-dire un hominidé ancien, mais que l'on a déjà retrouvé dans le site de Swartkrans, à quelques centaines de mètres du site de Rising Star qui a livré Homo naledi, ainsi qu'en Afrique de l'est. Bruno Maureille, du laboratoire PACEA du CNRS et de l'université de Bordeaux, est moins catégorique, mais selon lui, le crâne est aussi fortement évocateur d'Homo erectus. Et la face rappelle des fossiles trouvés à Dmanisi, en Georgie, datés de 1,8 million d'années, et reclassés en 2013 sous le nom Homo erectus ergaster georgicus. C'est aussi l'avis de Tim White, de l'université de Berkeley, rapporté par The Guardian.

L'article de Lee Berger et de ses 46 collègues propose un grand nombre de comparaisons des différentes parties du squelette avec d'autres fossiles d'hominidés, des australopithèques aux Homo récents. Et ils concluent à une mosaïque de caractères, certains plutôt modernes (Homo), d'autres plus archaïques (Australopithecus). Sans doute, toutefois, auraient-ils dû prendre plus de temps avant de publier (deux ans se sont écoulés seulement depuis que Lee Berger a eu connaissance du site). Nombre de leurs comparaisons s'appuient en effet sur des données publiées, pas sur l'observation directe des fossiles. Et le manque d'analyse quantitative laisse la porte ouverte à toutes les subjectivités.

Variabilité, est le mot à retenir dans cette affaire. « Les phalanges des doigts qu'ils jugent courbées, explique José Braga, ils n'en mesurent pas la courbure. Et l'ont-ils comparée avec la variabilité humaine actuelle? Probablement pas, étant donné que l'on ne connaît même pas cette dernière. » De la même façon, selon lui, les incertitudes sur la stature des individus (calculée à partir de la longueur du tibia) et sur la taille de l'encéphale sont importantes. Au point que le « petit cerveau » de ces individus, ne serait, en proportion, pas plus petit que celui d'un Homo erectus, dans la limite des connaissances actuelles bien entendu.

L'exemple de Dmanisi, évoqué plus haut, devrait pourtant inciter à la prudence. Comme l'expliquait en 2008 dans La Recherche David Lordkipanidze, qui y dirige les fouilles, si les différents crânes qui y ont été retrouvés n'avaient pas été si proches les uns des autres, on aurait pu les classer dans deux ou trois espèces différentes.

Pour ce qui concerne la mosaïque des fossiles de Rising Star, existe-t-elle seulement? Quelle est la signification des caractères « archaïques » du squelette post crânien et quel poids leur accorder? On ne connaissait jusqu'ici que très mal le squelette post crânien d'Homo erectus. Le plus vraisemblable est que l'on vient enfin de découvrir de quoi l'étudier vraiment. Espérons que les auteurs s'en donneront la peine, et qu'ils utiliseront pour cela les techniques modernes, notamment la numérisation 3D et l'analyse statistique, qui font cruellement défaut au présent article.


mercredi 16 septembre 2015

Homo naledi (1/3)


L'emballement médiatique en fin de semaine dernière à propos de la découverte d'Homo naledi dans le site sud-africain de Rising Star s'est révélé inversement proportionnel à sa durée et à la distance critique apportée par la plupart des confrères sur le sujet. J'ai pris le temps de lire en détail les deux articles scientifiques, publiés dans eLife, revue gratuite (je vais y revenir), de visionner la conférence de presse qui a annoncé la découverte, et de parler avec quelques paléoanthropologues après qu'ils aient eux-mêmes lu les articles (ce qu'aucun d'entre eux n'avait pu faire avant l'annonce). C'est pourquoi mon analyse ne vient que presqu'une semaine après l'annonce. Et pour ne pas noyer mes lecteurs, je l'ai découpée en trois posts, publiés sur trois jours : un petit feuilleton bien justifié par l'importance de la découverte.

Les questions qui intéressent la plupart des personnes qui suivent ces questions concernent la classification possible de ces nouveaux fossiles : s'agit-il d'une nouvelle espèce? Comment la positionner par rapport à ce que nous connaissions précédemment? Nous informe-t-elle sur l'évolution humaine, et de quelle manière? Mais pour ménager un peu de suspens, une fois n'est pas coutume, je n'en traiterai que dans mon second post. Le troisième sera consacré à l'étonnant site de la découverte.

D'abord, et pour lever toute ambiguïté, la reconnaissance de l'importance des découvertes est unanime. Nulle part ailleurs dans le monde on n'a retrouvé autant de restes d'hominidés (environ 1 500 pour l'instant) si concentrés et si bien conservés. D'un coup, on a la photographie d'une populations, avec différentes catégories d'âge. Quelles que soient les interprétations que l'on en fera (et que l'on en fait déjà), Rising Star est l'un des sites les plus importants pour la paléoanthropologie. Personne ne remet cela en question.

Il me semble toutefois important, pour commencer, de revenir sur les conditions de l'annonce et de la publication. Contrairement aux habitudes en vigueur dans le domaine, l'annonce a été faite lors d'une conférence de presse, jeudi 10 septembre, sans que les articles scientifiques aient été préalablement diffusés à la presse. Cette pratique, l'embargo, permet aux journalistes, notamment aux journalistes spécialisés, de faire correctement leur travail. Par exemple d'envoyer ces articles à des scientifiques experts, pour que ceux-ci puissent faire des commentaires éclairés sur les revendications des auteurs. Là, rien de tel. Et ce n'est pas faute, en ce qui me concerne, d'avoir sollicité de façon continue, et encore ces dernières semaines, l'un des principaux auteurs, qui m'avait laissé entrapercevoir quelques photos des fossiles il y a bientôt un an lors d'un colloque.

La conséquence de cela a été un emballement médiatique totalement incontrôlé. Les rédactions en chef de journaux habituellement indifférents à la science ont exigé de pouvoir en parler rapidement. Les journalistes en poste ont fait ce qu'ils ont pu. L'article du Monde est édifiant à cet égard : Hervé Morin a interrogé Michel Brunet et Yves Coppens qui n'avaient manifestement pas lu les articles, et qui ne font que des remarques assez générales ; et il a cité Tim White cité par TheGuardian. Et c'est l'un des meilleurs articles que j'ai vu passer en français.

La conférence de presse elle-même, visible sur Youtube, est un exemple de fusion entre la science, la politique et le spectacle. Lee Berger, le principal auteur, ne commence à y parler en effet précisément de la découverte qu'au bout de 36 minutes, et cela ne dure qu'à peu près 30 minutes, sur 1h40. Pour le reste, le vice-président Cyril Ramaphosa, le vice chancelier de l'Université de Witwatersrand et un responsable de National Geographic font savoir comme tout cela leur fait plaisir et est important pour eux.

Les deux premiers cités revendiquent aussi abondamment le fait que la publication soit faite dans une revue électronique en accès libre : c'est « gratuit pour 7 milliards d'humains », dit même l'un d'eux. Et une intervention video de Randy Schekman, américain, prix Nobel de physiologie/médecine en 2013, fondateur et directeur de la revue eLife où les articles sont publiés vient appuyer le propos. Je m'interroge toutefois : si le but est la diffusion gratuite de la science sud-africaine, pourquoi Lee Berger et ses collègues ont-ils soumis 12 articles à Nature (ils sont en cours de révision), détaillant les différents aspects de leur découverte? Nature n'est pas (encore?) en accès libre. Et pourquoi National Geographic, qui n'est pas non plus un magazine gratuit, est-il omniprésent dans la communication?

J'ai quelques hypothèses pour répondre à ces question. Elle ne sont pas exclisives les unes des autres.

1/ Lee Berger, dont de précédentes annonces ont été fort controversées (par exemple celle d'uneprétendue population d'hommes nains sur l'île de Palau, en 2008), aurait décidé de faire bras d'honneur au système classique. Il jugerait sa position assez forte, avec la grande quantité de fossiles collectés, pour se passer de celui-ci (mais alors pourquoi ses publications sous presse dans Nature?) ;

2/ il aurait saisi l'occasion pour sécuriser l'intérêt gouvernemental pour la recherche paléoanthropologique et les financements afférents. Permettre au vice-président de se faire mousser sur un sujet aussi consensuel est de bonne politique (lors de la conférence de presse, les allusions de celui-ci sur la crédibilité qu'il accorde désormais au vice chancellier de l'université de Witwatersrand plaide en ce sens) ;

3/ la publicité faite à Lee Berger aurait pour but d'attirer à lui les prochaines découvertes faites au hasard par des spéléologues ou des promeneurs. Le site de Rising Star lui a en effet été « apporté » par des spéléologues qui avaient remarqué des ossements lors de leurs explorations en 2013 (de précédents visiteurs étaient restés plus discrets). La concurrence est rude entre paléoanthropologues en Afrique du sud pour la connaissance et l'accès aux sites ;

4/ la stratégie publicitaire aurait été demandée par National Geographic, qui a financé en partie les fouilles, et qui veut un retour sur investissement : dans le monde entier, des lecteurs alléchés par les annonces médiatiques peu précises vont légitimement vouloir acheter des magazines détaillant la découverte et sa signification. Il n'y en a qu'un pour l'instant : National Geographic, avec toutes ses déclinaisons nationales à brève échéance ;

5/ enfin, les articles auraient été refusés par Nature et Science, réceptacles ordinaires de ce genre d'annonces, car les analyses n'ont pas été jugées suffisantes par les relecteurs pour justifier la création d'une nouvelle espèce. Je détaillerai ce point demain.

mardi 15 septembre 2015

Images de Russie

J'étais en mode tourisme le week-end dernier, ce qui m'a un peu détourné de l'écriture d'un post sur Homo naledi. Mais rassurez-vous, ça va venir.

En attendant, voici quelques images (pas très bonnes, je ne suis pas équipé pour photographier à travers les vitrines) prises au rez-de-chaussé du Musée de l'Ermitage de Saint-Petersbourg, et en relation avec les sujets traités dans ce blog.




Deux statuettes anthropomorphes découvertes à Kostenki, dans la bassin du Don, datées de 22 000 à 23 000 ans.


 Une autre, contemporaine, provenant de la vallée du Yenissei.



Et celles-ci, qui représentent peut-être des oiseaux, toujours de la même période, dans le bassin de l'Angara.

Je ne sais pas pour vous, mais je suis personnellement toujours très ému de voir les originaux (j'ai bien regardé les notices, partiellement en anglais, je n'ai pas trouvé d'indications qu'il s'agisse de copies). Et je reste confondu que ces pièces soient si peu mises en valeur : à côté, les toiles d'Hubert Robert et de quelques autres peintres français de deuxième rang, qui occupent les murs des plus belles salles du Palais d'Hiver, n'ont à mon avis aucun intérêt.

vendredi 17 juillet 2015

Quand il y a de la hyène...

Jean-Louis Hartenberger, éminent paléontologue, a récemment publié sur le Dinoblog un post intitulé Le rire de la hyène des cavernes, c'est du pipeau (comme quoi, le titre du présent post n'est pas si répréhensible). Il y fait écho d'un article publié par Cajus Diedrich dans le journal scientifique Royal Society Open Science intitulé ‘Neanderthal bone flutes’: simply products of Ice Age spotted hyena scavenging activities on cave bear cubs in European cave bear dens soit à peu près "Les flûtes en os néandertaliennes : seulement le produit des activités de charognage des hyènes tachetées de l'âge de glace sur des oursons des cavernes dans les tanières européennes des ours des cavernes". L'auteur aurait pu faire un titre plus court. Surtout, il aurait pu s'abstenir de publier un article si peu intéressant.

Pour résumer, à plusieurs reprises au cours du XXe siècle, des préhistoriens ont affirmé que des os d'ours percés, attribués à des périodes plus ou moins bien datées entre 30 000 et 40 000 ans, auraient été des flûtes. Les trous auraient été percés volontairement par des hommes. Aucun préhistorien sérieux n'a jamais pris ces affirmations pour argent comptant.

Le cas le plus célèbre est celui de la "flûte" de Divje Bab, en Slovénie, présentée en 1995. C'est d'ailleurs de celle-ci que traite essentiellement Cajus Diedrich dans son article. Le seul (mais important) problème est qu'il semble ne jamais l'avoir étudiée lui-même! Voilà donc un étrange article qui prétend se prononcer sur la nature de vestiges archéologiques sans les avoir analysés autrement que par photographies interposées.

Pour les lecteurs intéressés, le cas de la "flûte de Divje Bab" a été réglé dès 1998 par Francesco d'Errico, du CNRS, et plusieurs collègues dans un article d'Antiquity. Ces chercheurs ont analysé des os d'ours provenant de sites où aucune présence humaine n'est connue, et s'en sont servi comme échantillon de référence pour analyser les trous de l'os de Divje Bab, qu'ils ont observé très attentivement au microscope. Francesco d'Errico a confirmé son analyse dans un autre article, en 2003 : il n'y a AUCUNE raison de penser que ces trous n'ont pas été produits par un carnivore, probablement un ours des cavernes (d'autres chercheurs ont aussi publié dans ce sens à la même époque).

Cajus Diedrich, lui, ne donne aucune information quant à la façon dont il a étudié des os d'ours percés provenant de plusieurs grottes. Il renvoie en partie à des articles antérieurs qu'il a publiés. De façon étonnante, il n'évoque pas non plus le fait que certains trous auraient pu être formés non pas par mastication, mais au cours de la digestion des hyènes, qui régurgitent ensuite les os.

Bref, le titre de cet article est trompeur, et il ne contient pas les données pour discuter sérieusement du sujet qu'il prétend traiter. Mon hypothèse est que Cajus Diedrich a essayé de se faire de la publicité en enrobant de façon accrocheuse ses analyses d'os d'ours modifiés par l'intervention de hyènes. C'est beaucoup moins sexy que les flûtes.

Pour finir, je remarque que tous les articles publiés par Cajus Diedrich sont signés de lui seul. C'est assez rare dans le contexte actuel de la recherche. En allant voir sur le site Web qu'il indique en référence, je constate aussi qu'il a publié ces dernières années sur des sujets aussi divers que des empreintes de dinosaures, des vertébrés du Trias ou des environnements du Permien (là encore, assez souvent seul). Sa quantité de publication est d'ailleurs assez impressionnante. C'est un autre signe d'alerte quant au sérieux de ce "chercheur".